de la solitude

Laissons à part cette longue comparaison de la vie solitaire à l'active : Et quant à ce beau mot, dequoy se couvre l'ambition et l'avarice, Que nous ne sommes pas naiz pour nostre particulier, ains pour le publicq ; rapportons nous en hardiment à ceux qui sont en la danse ; et qu'ils se battent la conscience, si au contraire, les estats, les charges, et cette tracasserie du monde, ne se recherche plustost, pour tirer du publicq son profit particulier. Les mauvais moyens par où on s'y pousse en nostre siecle, montrent bien que la fin n'envaut gueres. Respondons à l'ambition que c'est elle mesme qui nous donne goust de la solitude. Car que fuit elle tant que la societé ? que cherche elle tant que ses coudées franches ? Il y a dequoy bien et mal faire par tout : Toutesfois si le mot de Bias est vray, que la pire part c'est la plus grande, ou ce que dit l'Ecclesiastique, que de mille il n'en est pas un bon :

Rari quippe boni numero vix sunt totidem, quot Thebarum portæ vel divitis ostia Nili,

la contagion est tres-dangereuse en la presse. Il faut ou imiter les vitieux, ou les haïr : Tous les deux sont dangereux ; et de leur ressembler, par ce qu'ils sont beaucoup, et d'en haïr beaucoup par ce qu'ils sont dissemblables.

Et les marchands, qui vont en mer, ont raison de regarder, que ceux qui se mettent en mesme vaisseau, ne soyent dissolus, blasphemateurs, meschans : estimants telle societé infortunée.

Parquoy Bias plaisamment, à ceux qui passoient avec luy le danger d'une grande tourmente, et appelloient le secours des Dieux : Taisez vous, feit-il, qu'ils ne sentent point que vous soyez icy avec moy.

Et d'un plus pressant exemple : Albuquerque Vice-Roy en l'Inde, pour Emanuel Roy de Portugal, en un extreme peril de fortune de mer, print sur ses espaules un jeune garçon pour cette seule fin, qu'en la societé de leur peril, son innocence luy servist de garant, et de recommandation envers la faveur divine, pour le mettre à bord.

Ce n'est pas que le sage ne puisse par tout vivre content, voire et seul, en la foule d'un palais : mais s'il est à choisir, il en fuira, dit-il, mesmes la veue : Il portera s'il est besoing cela, mais s'il est en luy, il eslira cecy. Il ne luy semble point suffisamment s'estre desfait des vices, s'il faut encores qu'il conteste avec ceux d'autruy.

Charondas chastioit pour mauvais ceux qui estoient convaincus de hanter mauvaise compagnie.

Il n'est rien si dissociable et sociable que l'homme : l'un par son vice, l'autre par sa nature.

Et Antisthenes ne me semble avoir satisfait à celuy, qui luy reprochoit sa conversation avec les meschants, en disant, que les medecins vivent bien entre les malades. Car s'ils servent à la santé des malades, ils deteriorent la leur, par la contagion, la veuë continuelle, et pratique des maladies.

Or la fin, ce crois-je, en est tout'une, d'en vivre plus à loisir et à son aise. Mais on n'en cherche pas tousjours bien le chemin : Souvent on pense avoir quitté les affaires, on ne les a que changez. Il n'y a guere moins de tourment au gouvernement d'une famille que d'un estat entier : Où que l'ame soit empeschée, elle y est toute : Et pour estre les occupations domestiques moins importantes, elles n'en sont pas moins importunes. D'avantage, pour nous estre deffaits de la Cour et du marché, nous ne sommes pas deffaits des principaux tourmens de nostre vie.

ratio et prudentia curas,
Non locus effusi latè maris arbiter aufert.

L'ambition, l'avarice, l'irresolution, la peur et les concupiscences, ne nous abandonnent point pour changer de contrée :

Et post equitem sedet atra cura.

Elles nous suivent souvent jusques dans les cloistres, et dans les escoles de Philosophie. Ny les desers, ny les rochers creusez, ny la here, ny les jeusnes, ne nous en démeslent :

hæret lateri lethalis arundo.

On disoit à Socrates, que quelqu'un ne s'estoit aucunement amendé en son voyage : Je croy bien, dit-il, il s'estoit emporté avecques soy.

Quid terras alio calentes
Sole mutamus ? patria quis exul
Se quoque fugit ?

Si on ne se descharge premierement et son ame, du faix qui la presse, le remuement la fera fouler davantage ; comme en un navire, les charges empeschent moins, quand elles sont rassises : Vous faictes plus de mal que de bien au malade de luy faire changer de place. Vous ensachez le mal en le remuant : comme les pals s'enfoncent plus avant, et s'affermissent en les branslant et secouant. Parquoy ce n'est pas assez de s'estre escarté du peuple ; ce n'est pas assez de changer de place, il se faut escarter des conditions populaires, qui sont en nous : il se faut sequestrer et r'avoir de soy.

rupi jam vincula, dicas,
Nam luctata canis nodum arripit, attamen illi,
Cum fugit, à collo trahitur pars longa catenæ.

Nous emportons nos fers quand et nous : Ce n'est pas une entiere liberté, nous tournons encore la veuë vers ce que nous avons laissé ; nous en avons la fantasie pleine.

Nisi purgatum est pectus, quæ prælia nobis
Atque pericula tunc ingratis insinuandum ?
Quantæ conscindunt hominem cuppedinis acres
Sollicitum curæ, quantique perinde timores ?
Quidve superbia, spurcitia, ac petulantia, quantas
Efficiunt clades, quid luxus desidiésque ?

Nostre mal nous tient en l'ame : or elle ne se peut eschapper à elle mesme,

In culpa est animus, qui se non effugit unquam.

Ainsin il la faut ramener et retirer en soy : C'est la vraye solitude, et qui se peut joüir au milieu des villes et des cours des Roys ; mais elle se jouyt plus commodément à part.

Or puis que nous entreprenons de vivre seuls, et de nous passer de compagnie, faisons que nostre contentement despende de nous : Desprenons nous de toutes les liaisons qui nous attachent à autruy : Gaignons sur nous, de pouvoir à bon escient vivre seuls, et y vivre à nostr'aise.

Stilpon estant eschappé de l'embrasement de sa ville, où il avoit perdu femme, enfans, et chevance ; Demetrius Poliorcetes, le voyant en une si grande ruine de sa patrie, le visage non effrayé, luy demanda, s'il n'avoit pas eu du dommage ; il respondit que non, et qu'il n'y avoit Dieu mercy rien perdu de sien. C'est ce que le Philosophe Antisthenes disoit plaisamment, Que l'homme se devoit pourveoir de munitions, qui flottassent sur l'eau, et peussent à nage avec luy eschapper du naufrage.

Certes l'homme d'entendement n'a rien perdu, s'il a soy mesme. Quand la ville de Nole fut ruinée par les Barbares, Paulinus qui en estoit Evesque, y ayant tout perdu, et leur prisonnier, prioit ainsi Dieu ; Seigneur garde moy de sentir cette perte : car tu sçais qu'ils n'ont encore rien touché de ce qui est à moy. Les richesses qui le faisoyent riche, et les biens qui le faisoient bon, estoyent encore en leur entier. Voyla que c'est de bien choisir les thresors qui se puissent affranchir de l'injure : et de les cacher en lieu, où personne n'aille, et lequel ne puisse estre trahi que par nous mesmes. Il faut avoir femmes, enfans, biens, et sur tout de la santé, qui peut, mais non pas s'y attacher en maniere que nostre heur en despende. Il se faut reserver une arriereboutique, toute nostre, toute franche, en laquelle nous establissions nostre vraye liberté et principale retraicte et solitude. En cette-cy faut-il prendre nostre ordinaire entretien, de nous à nous mesmes, et si privé, que nulle accointance ou communication de chose estrangere y trouve place : Discourir et y rire, comme sans femme, sans enfans, et sans biens, sans train, et sans valetz : afin que quand l'occasion adviendra de leur perte, il ne nous soit pas nouveau de nous en passer. Nous avons une ame contournable en soy mesme ; elle se peut faire compagnie, elle a dequoy assaillir et dequoy deffendre, dequoy recevoir, et dequoy donner : ne craignons pas en cette solitude, nous croupir d'oisiveté ennuyeuse,

In solis sis tibi turba locis.

La vertu se contente de soy : sans discipline, sans paroles, sans effects.

En noz actions accoustumees, de mille il n'en est pas une qui nous regarde. Celuy que tu vois grimpant contremont les ruines de ce mur, furieux et hors de soy, en bute de tant de harquebuzades : et cet autre tout cicatricé, transi et pasle de faim, deliberé de crever plustost que de luy ouvrir la porte ; penses-tu qu'ils y soyent pour eux ? pour tel à l'adventure, qu'ils ne virent onques, et qui ne se donne aucune peine de leur faict, plongé cependant en l'oysiveté et aux delices. Cettuy-cy tout pituiteux, chassieux et crasseux, que tu vois sortir apres minuict d'un estude, penses-tu qu'il cherche parmy les livres, comme il se rendra plus homme de bien, plus content et plus sage ? nulles nouvelles. Il y mourra, ou il apprendra à la posterité la mesure des vers de Plaute, et la vraye orthographe d'un mot Latin. Qui ne contre-change volontiers la santé, le repos, et la vie, à la reputation et à la gloire ? la plus inutile, vaine et fauce monnoye, qui soit en nostre usage : Nostre mort ne nous faisoit pas assez de peur, chargeons nous encores de celle de nos femmes, de noz enfans, et de nos gens. Noz affaires ne nous donnoyent pas assez de peine, prenons encores à nous tourmenter, et rompre la teste, de ceux de noz voisins et amis.

Vah ! quemquamne hominem in animum instituere, aut
Parare, quod sit charius, que ipse est sibi ?

La solitude me semble avoir plus d'apparence, et de raison, à ceux qui ont donné au monde leur aage plus actif et fleurissant, à l'exemple de Thales.

C'est assez vescu pour autruy, vivons pour nous au moins ce bout de vie : ramenons à nous, et à nostre aise nos pensées et nos intentions. Ce n'est pas une legere partie que de faire seurement sa retraicte ; elle nous empesche assez sans y mesler d'autres entreprinses. Puis que Dieu nous donne loisir de disposer de nostre deslogement ; preparons nous y ; plions bagage ; prenons de bon'heure congé de la compagnie ; despétrons nous de ces violentes prinses, qui nous engagent ailleurs, et esloignent de nous. Il faut desnoüer ces obligations si fortes : et meshuy aymer cecy et cela, mais n'espouser rien que soy : C'est à dire, le reste soit à nous : mais non pas joint et colé en façon, qu'on ne le puisse desprendre sans nous escorcher, et arracher ensemble quelque piece du nostre. La plus grande chose du monde c'est de sçavoir estre à soy.

Il est temps de nous desnoüer de la societé, puis que nous n'y pouvons rien apporter. Et qui ne peut prester, qu'il se deffende d'emprunter. Noz forces nous faillent : retirons les, et resserrons en nous. Qui peut renverser et confondre en soy les offices de tant d'amitiez, et de la compagnie, qu'il le face. En cette cheute, qui le rend inutile, poisant, et importun aux autres, qu'il se garde d'estre importun à soy mesme, et poisant et inutile. Qu'il se flatte et caresse, et sur tout se regente, respectant et craignant sa raison et sa conscience : si qu'il ne puisse sans honte, broncher en leur presence.

Rarum est enim, ut satis se quisque vereatur.

Socrates dit, que les jeunes se doivent faire instruire ; les hommes s'exercer à bien faire : les vieux se retirer de toute occupation civile et militaire, vivants à leur discretion, sans obligation à certain office.

Il y a des complexions plus propres à ces preceptes de la retraite les unes que les autres. Celles qui ont l'apprehension molle et lasche, et un'affection et volonté delicate, et qui ne s'asservit et ne s'employe pas aysément, desquels je suis, et par naturelle condition et par discours, ils se plieront mieux à ce conseil, que les ames actives et occupées, qui embrassent tout, et s'engagent par tout, qui se passionnent de toutes choses : qui s'offrent, qui se presentent, et qui se donnent à toutes occasions. Il se faut servir de ces commoditez accidentales et hors de nous, en tant qu'elles nous sont plaisantes ; mais sans en faire nostre principal fondement : Ce ne l'est pas ; ny la raison, ny la nature ne le veulent : Pourquoy contre ses loix asservirons nous nostre contentement à la puissance d'autruy ? D'anticiper aussi les accidens de fortune, se priver des commoditez qui nous sont en main, comme plusieurs ont faict par devotion, et quelques Philosophes par discours, se servir soy-mesmes, coucher sur la dure, se crever les yeux, jetter ses richesses emmy la riviere, rechercher la douleur (ceux-là pour par le tourment de cette vie, en acquerir la beatitude d'une autre : ceux-cy pour s'estans logez en la plus basse marche, se mettre en seureté de nouvelle cheute) c'est l'action d'une vertu excessive. Les natures plus roides et plus fortes facent leur cachette mesmes, glorieuse et exemplaire.

tuta et parvula laudo,
Cum res deficiunt, satis inter vilia fortis :
Verum ubi quid melius contingit et unctius, idem
Hos sapere, et solos aio bene vivere, quorum
Conspicitur nitidis fundata pecunia villis.

Il y a pour moy assez affaire sans aller si avant. Il me suffit souz la faveur de la fortune, me preparer à sa défaveur ; et me representer estant à mon aise, le mal advenir, autant que l'imagination y peut attaindre : tout ainsi que nous nous accoustumons aux jouxtes et tournois, et contrefaisons la guerre en pleine paix.

Je n'estime point Arcesilaus le Philosophe moins reformé, pour le sçavoir avoir usé d'utensiles d'or et d'argent, selon que la condition de sa fortune le luy permettoit : et l'estime mieux, que s'il s'en fust demis, de ce qu'il en usoit moderément et liberalement.

Je voy jusques à quels limites va la necessité naturelle : et considerant le pauvre mendiant à ma porte, souvent plus enjoué et plus sain que moy, je me plante en sa place : j'essaye de chausser mon ame à son biaiz. Et courant ainsi par les autres exemples, quoy que je pense la mort, la pauvreté, le mespris, et la maladie à mes talons, je me resous aisément de n'entrer en effroy, de ce qu'un moindre que moy prend avec telle patience : Et ne veux croire que la bassesse de l'entendement, puisse plus que la vigueur, ou que les effects du discours, ne puissent arriver aux effects de l'accoustumance. Et cognoissant combien ces commoditez accessoires tiennent à peu, je ne laisse pas en pleine jouyssance, de supplier Dieu pour ma souveraine requeste, qu'il me rende content de moy-mesme, et des biens qui naissent de moy. Je voy des jeunes hommes gaillards, qui portent nonobstant dans leurs coffres une masse de pillules, pour s'en servir quand le rhume les pressera ; lequel ils craignent d'autant moins, qu'ils en pensent avoir le remede en main. Ainsi faut il faire : Et encore si on se sent subject à quelque maladie plus forte, se garnir de ces medicamens qui assoupissent et endorment la partie.

L'occupation qu'il faut choisir à une telle vie, ce doit estre une occupation non penible ny ennuyeuse ; autrement pour neant ferions nous estat d'y estre venuz chercher le sejour. Cela depend du goust particulier d'un chacun : Le mien ne s'accommode aucunement au ménage. Ceux qui l'aiment, ils s'y doivent addonner avec moderation,

Conentur sibi res, non se submittere rebus.

C'est autrement un office servile que la mesnagerie, comme le nomme Saluste : Elle a des parties plus excusables, comme le soing des jardinages que Xenophon attribue à Cyrus : Et se peut trouver un moyen, entre ce bas et vil soing, tendu et plein de solicitude, qu'on voit aux hommes qui s'y plongent du tout ; et cette profonde et extreme nonchalance laissant tout aller à l'abandon, qu'on voit en d'autres :

Democriti pecus edit agellos
Cultaque, dum peregre est animus sine corpore velox.

Mais oyons le conseil que donne le jeune Pline à Cornelius Rufus son amy, sur ce propos de la solitude : Je te conseille en cette pleine et grasse retraicte, où tu es, de quitter à tes gens ce bas et abject soing du mesnage, et t'addonner à l'estude des lettres, pour en tirer quelque chose qui soit toute tienne. Il entend la reputation : d'une pareille humeur à celle de Cicero, qui dit vouloir employer sa solitude et sejour des affaires publiques, à s'en acquerir par ses escrits une vie immortelle.

usque adeo ne
Scire tuum nihil est, nisi te scire hoc sciat alter ?

Il semble, que ce soit raison, puis qu'on parle de se retirer du monde, qu'on regarde hors de luy. Ceux-cy ne le font qu'à demy. Ils dressent bien leur partie, pour quand ils n'y seront plus : mais le fruit de leur dessein, ils pretendent le tirer encore lors, du monde, absens, par une ridicule contradiction. L'imagination de ceux qui par devotion, cerchent la solitude ; remplissants leur courage, de la certitude des promesses divines, en l'autre vie, est bien plus sainement assortie. Ils se proposent Dieu, object infini en bonté et en puissance. L'ame a dequoy y rassasier ses desirs, en toute liberté. Les afflictions, les douleurs, leur viennent à profit, employées à l'acquest d'une santé et resjouyssance eternelle. La mort, à souhait : passage à un si parfaict estat. L'aspreté de leurs regles est incontinent applanie par l'accoustumance : et les appetits charnels, rebutez et endormis par leur refus : car rien ne les entretient que l'usage et l'exercice. Cette seule fin, d'une autre vie heureusement immortelle, merite loyalement que nous abandonnions les commoditez et douceurs de cette vie nostre. Et qui peut embraser son ame de l'ardeur de cette vive foy et esperance, reellement et constamment, il se bastit en la solitude, une vie voluptueuse et delicieuse, au delà de toute autre sorte de vie.

Ny la fin donc ny le moyen de ce conseil ne me contente : nous retombons tousjours de fievre en chaud mal. Cette occupation des livres, est aussi penible que toute autre ; et autant ennemie de la santé, qui doit estre principalement considerée. Et ne se faut point laisser endormir au plaisir qu'on y prend : c'est ce mesme plaisir qui perd le mesnager, l'avaricieux, le voluptueux, et l'ambitieux. Les sages nous apprennent assez, à nous garder de la trahison de noz appetits ; et à discerner les vrays plaisirs et entiers, des plaisirs meslez et bigarrez de plus de peine. Car la pluspart des plaisirs, disent ils, nous chatouillent et embrassent pour nous estrangler, comme faisoyent les larrons que les Ægyptiens appelloyent Philistas : et si la douleur de teste nous venoit avant l'yvresse, nous nous garderions de trop boire ; mais la volupté, pour nous tromper, marche devant, et nous cache sa suitte. Les livres sont plaisans : mais si de leur frequentation nous en perdons en fin la gayeté et la santé, nos meilleures pieces, quittons les : Je suis de ceux qui pensent leur fruit ne pouvoir contrepeser cette perte. Comme les hommes qui se sentent de long temps affoiblis par quelque indisposition, se rengent à la fin à la mercy de la medecine ; et se font desseigner par art certaines regles de vivre, pour ne les plus outrepasser : aussi celuy qui se retire ennuié et desgousté de la vie commune, doit former cette-cy, aux regles de la raison ; l'ordonner et renger par premeditation et discours. Il doit avoir prins congé de toute espece de travail, quelque visage qu'il porte ; et fuïr en general les passions, qui empeschent la tranquillité du corps et de l'ame ; et choisir la route qui est plus selon son humeur :

Unusquisque sua noverit ire via.

Au mesnage, à l'estude, à la chasse, et tout autre exercice, il faut donner jusques aux derniers limites du plaisir ; et garder de s'engager plus avant, ou la peine commence à se mesler parmy. Il faut reserver d'embesoignement et d'occupation, autant seulement, qu'il en est besoing, pour nous tenir en haleine, et pour nous garantir des incommoditez que tire apres soy l'autre extremité d'une lasche oysiveté et assoupie. Il y a des sciences steriles et épineuses, et la plus part forgées pour la presse : il les faut laisser à ceux qui sont au service du monde. Je n'ayme pour moy, que des livres ou plaisans et faciles ; qui me chatouillent ; ou ceux qui me consolent, et conseillent à regler ma vie et ma mort.

tacitum sylvas inter reptare salubres,
Curantem quidquid dignum sapiente bonóque est.

Les gens plus sages peuvent se forger un repos tout spirituel, ayant l'ame forte et vigoureuse : Moy qui l'ay commune, il faut que j'ayde à me soustenir par les commoditez corporelles : Et l'aage m'ayant tantost desrobé celles qui estoient plus à ma fantasie, j'instruis et aiguise mon appetit à celles qui restent plus sortables à cette autre saison. Il faut retenir à tout nos dents et nos griffes, l'usage des plaisirs de la vie, que nos ans nous arrachent des poings, les uns apres les autres :

carpamus dulcia, nostrum est
Quod vivis, cinis et manes et fabula fies.

Or quant à la fin que Pline et Cicero nous proposent, de la gloire, c'est bien loing de mon conte : La plus contraire humeur à la retraicte, c'est l'ambition : La gloire et le repos sont choses qui ne peuvent loger en mesme giste : à ce que je voy, ceux-cy n'ont que les bras et les jambes hors de la presse ; leur ame, leur intention y demeure engagée plus que jamais.

Tun' vetule auriculis alienis colligis escas ?

Ils se sont seulement reculez pour mieux sauter, et pour d'un plus fort mouvement faire une plus vive faucée dans la trouppe. Vous plaist-il voir comme ils tirent court d'un grain ? Mettons au contrepoix, l'advis de deux philosophes ; et de deux sectes tres-differentes, escrivans l'un à Idomeneus, l'autre à Lucilius leurs amis, pour du maniement des affaires et des grandeurs, les retirer à la solitude. Vous avez (disent-ils) vescu nageant et flottant jusques à present, venez vous en mourir au port : Vous avez donné le reste de vostre vie à la lumiere, donnez cecy à l'ombre : Il est impossible de quitter les occupations, si vous n'en quittez le fruit ; à cette cause desfaictes vous de tout soing de nom et de gloire. Il est danger que la lueur de voz actions passées, ne vous esclaire que trop, et vous suive jusques dans vostre taniere : Quittez avecq les autres voluptez, celle qui vient de l'approbation d'autruy : Et quant à vostre science et suffisance, ne vous chaille, elle ne perdra pas son effect, si vous en valez mieux vous mesme. Souvienne vous de celuy, à qui comme on demandast, à quoy faire il se pénoit si fort en un art, qui ne pouvoit venir à la cognoissance de guere de gens : J'en ay assez de peu, respondit-il, j'en ay assez d'un, j'en ay assez de pas un. Il disoit vray : vous et un compagnon estes assez suffisant theatre l'un à l'autre, ou vous à vous-mesmes. Que le peuple vous soit un, et un vous soit tout le peuple : C'est une lache ambition de vouloir tirer gloire de son oysiveté, et de sa cachette : Il faut faire comme les animaux, qui effacent la trace, à la porte de leur taniere. Ce n'est plus ce qu'il vous faut chercher, que le monde parle de vous, mais comme il faut que vous parliez à vous-mesmes : Retirez vous en vous, mais preparez vous premierement de vous y recevoir : ce seroit folie de vous fier à vous mesmes, si vous ne vous sçavez gouverner. Il y a moyen de faillir en la solitude, comme en la compagnie : jusques à ce que vous vous soyez rendu tel, devant qui vous n'osiez clocher, et jusques à ce que vous ayez honte et respect de vous mesmes, obversentur species honestæ animo : presentez vous tousjours en l'imagination Caton, Phocion, et Aristides, en la presence desquels les fols mesme cacheroient leurs fautes, et establissez les contrerolleurs de toutes vos intentions : Si elles se detraquent, leur reverence vous remettra en train : ils vous contiendront en cette voye, de vous contenter de vous mesmes, de n'emprunter rien que de vous, d'arrester et fermir vostre ame en certaines et limitées cogitations, où elle se puisse plaire : et ayant entendu les vrays biens, desquels on jouyt à mesure qu'on les entend, s'en contenter, sans desir de prolongement de vie ny de nom. Voyla le conseil de la vraye et naifve philosophie, non d'une philosophie ostentatrice et parliere, comme est celle des deux premiers.

1. Laissons de côté la classique comparaison de la vie solitaire avec la vie active. Mais que dire de cette belle déclaration selon laquelle nous ne sommes pas nés pour notre intérêt personnel, mais pour le bien public, sinon qu’elle cache l’ambition et la cupidité? Osons-nous en rapporter là-dessus à ceux qui mènent la danse, et qu’ils fassent leur examen de conscience: les situations, les fonctions et autres relations mondaines ne sont-elles pas plutôt recherchées, au contraire, pour tirer du public un profit personnel? Les mauvais moyens par lesquels, à notre époque, on y parvient, montrent bien que l’objectif est peu louable. Et répondons à l’ambition que c’est elle-même qui nous donne le goût de la solitude. Car fuit-elle rien tant que la société? Cherche-t-elle rien tant que d’avoir les coudées franches?

2. On peut faire le bien et le mal partout. Mais si le mot de Bias est vrai, que la pire part est la plus grande, ou ce que dit l’Ecclésiaste, que « sur mille il n’y en a pas un de bon »:

Bien rares sont les bons; en tout à peine autant. Que de portes à Thèbes ou de bouches au Nil.
(Juvénal [38], XIII, 26-27)

Alors, dans la foule, la contagion est très dangereuse: il faut imiter les vicieux, ou les haïr. Mais les deux attitudes sont dangereuses: soit on leur ressemble parce qu’ils sont nombreux, soit on en hait beaucoup, parce qu’ils sont differents de nous.

3. Les marchands qui prennent la mer ont raison de veiller à ce que ceux qui montent à bord du même vaisseau ne soient ni dissolus, ni blasphémateurs, ni méchants, car ils estiment qu’une telle société ne peut leur porter chance.

4. C’est pourquoi Bias disait en plaisantant à ceux qui partageaient avec lui le danger d’une grande tempête, et appelaient les dieux à leur secours: « Taisez-vous, pour qu’ils ne sachent pas que vous êtes ici avec moi! » Et voici un exemple plus frappant. Albuquerque, vice-roi des Indes pour le compte d’Emmanuel, roi du Portugal, étant en extrême péril lors d’une tempête, prit sur ses épaules un jeune garçon: leur sort devenant commun, il voulait se servir de son innocence comme garantie et comme recommandation envers la faveur divine, pour qu’elle lui sauve la vie.

5. Ce n’est pas que le sage ne puisse vivre partout content, et même seul dans la foule d’un palais (Sénèque [81], VII.): mais s’il a le choix, il en fuira, dit-il, même la vue. Il supportera cela s’il le faut, mais s’il en a la liberté, c’est la deuxième attitude qu’il choisira. Il lui semble en effet qu’il n’est pas suffisamment détaché des vices, s’il faut encore qu’il supporte ceux des autres. Charondas punissait comme mauvais ceux qui étaient connus pour vivre en mauvaise compagnie.

6. Il n’est rien d’aussi misanthrope et sociable à la fois que l’homme: il est l’un par vice et l’autre par nature. Et Antisthène ne me semble pas avoir répondu comme il faut à celui qui lui reprochait de fréquenter de mauvaises gens, quand il lui a dit: «Les médecins vivent bien parmi les malades! » Car s’ils améliorent la santé de leurs patients, ils détériorent la leur, par la contagion, la vue continuelle et le contact avec les maladies.

7. Le but de la solitude, il me semble, est tout à la fois. Les soucis domestiques de vivre plus tranquillement et mieux à son aise. Mais on n’en cherche pas toujours bien le chemin: on croit souvent avoir quitté les affaires quand on n’a fait que les changer. Il n’y a guère moins de soucis à gérer une famille qu’à gérer un état tout entier. Si l’esprit est occupé par si peu que ce soit, il l’est complètement. Et pour être moins importantes, les occupations domestiques n’en sont pas moins importunes... Si nous nous sommes débarrassés de la justice et du négoce, nous ne sommes pas pour autant débarrassés des principaux soucis de notre vie.

C’est la sagesse et la raison qui dissipent nos peines,
Non les lieux d’où l’on voit l’horizon marin.
(Horace [34], I, ii, 25-26.)

8. L’ambition, la cupidité, l’irrésolution, la peur et la concupiscence ne nous abandonnent pas pour avoir changé de pays:

Le chagrin monte en croupe et suit le cavalier. (Horace [35], III, i, 40.)

Elles nous suivent souvent jusque dans les cloîtres et les écoles de philosophie. Ni les déserts, ni les grottes, ni la chemise de crin, ni les jeûnes, ne nous en détachent:

Une flèche mortelle au flanc reste attachée. (Virgile [97], IV, 73. 9.)

On disait à Socrate que quelqu’un ne s’était guère amélioré en voyageant. « Je pense bien, dit-il, il s’était emmené avec lui. »

Sous d’autres soleils, que va-t-on chercher? En quittant son pays, ne se fuit-on pas? (Horace [35], II, xvi 18-20.)

10. Si on ne se décharge pas d’abord, soi et son âme, du poids qui l’oppresse, le mouvement la fera ressentir davantage; de même que sur un navire, les charges gênent moins la manœuvre quand elles sont arrimées. On fait plus de mal que de bien au malade en le faisant changer de place. On ne fait qu’entasser plus le mal en le secouant, comme dans un sac, de même que les pieux s’enfoncent plus profond quand on les agite et les secoue. On voit par-là que ce n’est pas assez de s’être mis à l’écart du peuple; ce n’est pas assez de changer de place, ce qu’il faut, c’est s’écarter des manières d’être du peuple: il faut se séquestrer soi-même et s’en remettre à soi.

Je viens de rompre ainsi mes fers, me direz-vous.
Oui, tel le chien qui tire et brise enfin sa chaîne:
Dans sa fuite, il entraîne un long bout à son cou.
(Perse, [60], V, 158-160.)

11. Nous emportons nos fers avec nous. Ce n’est pas une entière liberté, puisque nous regardons encore ce que nous avons laissé, et que nous en avons la tête pleine.

Mais si notre cœur n’est purifié, quels combats,
Quels dangers devrons-nous affronter malgré nous?
Quels soucis violents dès lors déchirent l’homme
Tourmenté de passions, quelles terreurs aussi!
Combien l’orgueil, la débauche, l’emportement
Exercent de ravages! Et le faste, et la paresse!
(Lucrèce [41], V, 43-48.)

Notre mal est en notre âme; et elle ne peut échapper à elle même.

12. Aussi faut-il la ramener et la renfermer en elle-même: c’est là la véritable solitude, celle dont on peut jouir au milieu des villes et des cours des rois. Mais on en jouit plus commodément à l’écart.

13. Dès l’instant où nous envisageons de vivre seuls, et donc de nous passer des autres, il faut faire en sorte que notre contentement ne dépende que de nous: déprenons-nous de toutes les liaisons qui nous attachent aux autres; prenons sur nous pour parvenir à vivre seuls vraiment, et y vivre à notre aise.

14. Stilpon avait échappé à l’incendie de la ville dans lequel il avait perdu femme, enfants et tous ses biens. Démétrios Poliorcète, voyant qu’il n’avait pas l’air effrayé par un tel désastre pour sa patrie, lui demanda s’il n’avait pas subi de dommages. Il répondit que non, et que, Dieu merci, il n’avait rien perdu qui lui fût propre. C’est ce que disait en plaisantant le philosophe Antisthène, que l’homme devait se munir de provisions capables de flotter et qui puissent échapper avec lui au naufrage.

15. Certes, l’homme intelligent n’a rien perdu s’il est encore lui-même. Quand la ville de Nola fut saccagée par les Barbares, Paulin, qui en était l’évêque, qui avait tout perdu et qui était leur prisonnier, adressa cette prière à Dieu: « Seigneur, garde-moi de sentir cette perte, car tu sais qu’ils n’ont encore touché à rien de ce qui est à moi. » Les richesses qui le faisaient riche, et les biens qui le faisaient bon étaient encore préservés. Voilà ce que c’est que de bien choisir les trésors qui puissent échapper aux atteintes et de les cacher en un lieu où personne n’aille, et qui ne puisse être révélé que par nous-mêmes. Il faut avoir femmes, enfants, biens, et surtout la santé si l’on peut, mais ne pas s’y attacher au point que notre bonheur en dépende.

16. Il faut se réserver une arrière-boutique rien qu’à nous, vraiment libre, dans laquelle nous puissions établir notre vraie liberté, et qui soit notre retraite principale dans la solitude. C’est là qu’il faut nous entretenir quotidiennement avec nous-mêmes, et de façon tellement intime que nulle relation ou contact avec des choses étrangères puisse y trouver place. Il faut y parler et rire comme si nous étions sans femme et sans enfants, sans biens, sans suite et sans valets, afin que quand sera venu le moment de les perdre, devoir nous en passer ne soit pas chose nouvelle. Nous avons une âme capable de se replier sur elle-même; elle peut se tenir compagnie, elle a de quoi attaquer et de quoi se défendre, de quoi recevoir et de quoi donner. Ne craignons donc pas, dans cette solitude, de croupir dans une oisiveté ennuyeuse,

Sois dans la solitude une foule à toi-même. (Tibulle [88], V, xiii, 12.)

La vertu se contente d’elle-même: sans règles, sans paroles, sans rien faire.

17. Dans nos actions habituelles, il n’en est pas une sur mille qui nous concerne vraiment. Celui qu’on voit grimpant après les ruines de ce mur, furieux et hors de lui, exposé aux coups d’arquebuse, et cet autre, plein de cicatrices, pâle de faim et à bout de forces, décidé à mourir plutôt que de lui ouvrir la porte, croit-on qu’ils soient là pour eux-mêmes? C’est plutôt pour un autre, peut-être, qu’ils n’ont jamais vu, qui ne s’occupe nullement de leur sort, plongé pendant ce temps dans les délices de l’oisiveté. Et celui-ci, toussant et crachant, les yeux cernés, crasseux, que l’on voit sortir d’un cabinet de travail après minuit, croit-on qu’il cherche dans les livres comment devenir un homme de bien, plus heureux et plus sage? Pas du tout. Il y mourra, ou bien enseignera à la postérité la scansion des vers de Plaute et la véritable orthographe d’un mot latin. Qui ne change volontiers sa santé, son repos, et sa vie contre la réputation et la gloire? C’est pourtant la plus inutile, la plus vaine, la plus fausse monnaie qui ait cours parmi nous. Comme si notre mort ne nous faisait pas assez peur, nous nous chargeons encore de celles de nos femmes, de nos enfants, et de nos gens. Comme si nos affaires ne nous donnaient pas assez de souci, nous prenons encore à notre compte, pour nous tourmenter et nous casser la tête, celles de nos voisins et de nos amis.

Et comment se peut-il qu’un homme se mette en tête
D’aimer quelque objet plus que lui-même?
(Térence [91], I, i, 38-39.)

18. La solitude me semble avoir plus de raison et de sens pour ceux qui ont voué le meilleur de leurs années à la société, comme ce fut le cas pour Thalès.

19. C’en est assez de vivre pour autrui: vivons pour nous au moins ce bout de vie qui nous reste. Ramenons vers nous et notre bien-être nos pensées et nos intentions. Ce n’est pas une petite affaire que de se retirer en lieu sûr, et cela va nous occuper suffisamment pour qu’on n’aille pas se mêler d’autre chose. Puisque Dieu nous permet de nous occuper de notre départ, il faut nous y préparer. Plions bagage, et prenons bien vite congé de la compagnie; dépêtrons-nous de ces liens contraignants qui nous entraînent ailleurs et nous éloignent de nous-mêmes. Il faut dénouer ces obligations, si puissantes pourtant, et désormais aimer ceci ou cela, mais n’épouser que soi-même. C’est-à-dire: être en relation avec tout, mais non pas joint et collé au point qu’on ne puisse s’en séparer sans s’écorcher, ou sans arracher quelque morceau de soi-même. Car la chose du monde la plus importante, c’est de savoir être à soi. 20. Il est temps de nous séparer de la société puisque nous ne pouvons rien lui apporter. Et celui qui ne peut prêter doit s’interdire d’emprunter. Nos forces déclinent: gardons-les pour nous, rassemblons les en nous. Si l’on peut retourner la situation, et jouer soi-même pour soi-même le rôle que jouaient les amitiés et la compagnie, il faut le faire. En ce déclin qui nous rend inutile, déplaisant et ennuyeux pour les autres, il faut se garder d’être à soi-même ennuyeux, déplaisant et inutile. Il faut se flatter et se caresser soi-même, et surtout se conduire en toutes choses selon sa raison et sa conscience, pour ne pouvoir faire un faux-pas en leur présence sans en avoir honte.

« Il est rare en effet qu’on se respecte assez soi-même ». (Quintilien [72], X, vii.)

21. Socrate dit que les jeunes doivent s’instruire, les hommes mûrs s’exercer à bien faire, et les vieux se retirer de toute occupation civile et militaire, vivant comme bon leur semble, et sans être obligés à rien.

22. Il y a des gens plus aptes que les autres à mettre en œuvre ces préceptes pour faire retraite. Ceux dont je suis, qui sont mous et faibles quand il s’agit d’apprendre, qui ont une sensibilité et une volonté délicates, qui ne se plient pas et ne se laissent pas aisément exploiter par les autres, seront mieux à même, par leur nature et leur comportement, à suivre ces dispositions, que ceux qui sont actifs et occupés, qui embrassent tout à la fois, se lancent dans tout, se passionnent pour tout, s’offrent, se proposent et se donnent en toutes occasions. Il faut se servir de ces avantages fortuits et extérieurs à nous dans la mesure où ils nous sont agréables, mais sans en faire la base de notre existence, car cela ne l’est pas: ni la raison ni la nature ne l’imposent. Pourquoi irions nous, contre leurs lois, asservir notre bonheur au pouvoir d’autrui?

23. C’est l’attitude d’une vertu excessive que d’anticiper aussi sur les coups du sort, et se priver des avantages dont nous pouvons disposer, comme certains l’ont fait par dévotion, et quelques philosophes par conviction: se servir soi-même, coucher sur la dure, se crever les yeux, jeter ses biens à la rivière, rechercher la douleur en endurant les souffrances de cette vie pour gagner la béatitude de l’autre – ou bien en se couchant sur la dernière marche pour éviter de tomber plus bas. Que les natures les plus fortes et les plus fermes fassent de leur retraite elle-même quelque chose de glorieux et d’exemplaire.

Sans fortune je vante un petit avoir sûr,
Et suis content de peu; mais qu’un destin meilleur
Me donne l’opulence, alors je dis bien haut
Qu’il n’est d’heureux au monde et de sage que ceux
Dont les revenus sont fondés en bonne terre.
(Horace [34], I, xv, 42-46.)

24. Je trouve qu’il y a bien assez à faire sans aller si loin. Il me suffit de profiter des faveurs du sort pour me préparer à ses retournements, et envisager, étant bien à mon aise, le malheur qui peut m’advenir, pour autant que mon imagination y parvienne. C’est ce que nous faisons quand nous jouons à la guerre en pleine paix avec nos joutes et nos tournois.

25. Je n’estime pas que le philosophe Arcésilas soit moins vertueux parce que je sais qu’il a utilisé de la vaisselle d’or et d’argent comme sa condition le lui permettait. Je l’estime plus au contraire parce qu’il en a usé modérément et avec libéralité, que s’il s’en était privé.

26. Je vois quelles sont les limites de la nécessité naturelle. Et voyant que le pauvre mendiant à ma porte est souvent plus enjoué et en meilleure santé que moi, je me mets à sa place; j’essaie de modeler mon âme sur ce patron. En observant ainsi divers exemples, et bien qu’il me semble que la mort, la pauvreté, le mépris et la maladie soient sur mes talons, il m’est plus facile de ne pas être effrayé par ce qu’un homme moins important que moi supporte si courageusement. Et je ne peux pas croire qu’un esprit borné fasse mieux qu’un esprit vif, ou que les effets du raisonnement ne puissent parvenir à égaler ceux de l’accoutumance. Alors sachant combien les commodités de l’existence sont secondaires et précaires, je ne manque pas, pendant que j’en profite pleinement, d’adresser à Dieu ma requête la plus importante, à savoir: qu’il me rende content de moi-même et du bien dont je puis être la cause.

27. Je vois des jeunes gens fort gaillards qui ont néanmoins dans leur malle quantité de pilules pour les avoir sous la main quand le rhume les attaquera; rhume qu’ils craignent d’autant moins d’ailleurs qu’ils pensent disposer du remède qu’il faut. C’est ainsi qu’il faut faire; et mieux encore, si on se sent sujet à quelque maladie plus grave, se munir des médicaments qui calment et endorment la partie malade.

28. L’occupation qu’il faut se choisir pour cette vie retirée ne doit être ni pénible, ni ennuyeuse; car sinon, nous serions venus pour rien y chercher le repos. Cela dépend des goûts particuliers de chacun: le mien ne s’accommode pas du tout aux affaires domestiques. Et ceux qui aiment cela doivent s’y adonner avec modération:

Se soumettre les biens, non se soumettre aux biens. (Horace [34], I, i, 19. )

Car sinon c’est une tâche d’esclave que le soin du ménage, comme le dit Salluste. Elle a des aspects plus nobles, comme le soin du jardin, que Xénophon attribue à Cyrus. Et il doit être possible de trouver un moyen terme, entre cette agitation basse et vile, astreignante et préoccupante, dans laquelle sombrent les hommes qui s’y consacrent entièrement, et cette profonde et extrême nonchalance de ceux qui au contraire laissent tout aller à l’abandon.

Démocrite au troupeau laisse manger ses blés,
Tandis que son esprit vogue loin de son corps.
(Horace [34], I, xii, 12.)

29. Mais écoutons plutôt ce conseil que donne Pline Le Jeune à Cornelius Rufus, son ami, sur cette question de la solitude : « Je te conseille, dans cette complète et opulente retraite où tu te trouves, de laisser à tes gens le soin de la maison, sordide et détestable, et de t’adonner à l’étude des lettres, pour faire quelque chose qui soit totalement à toi. » Il s’agit pour lui de la réputation, de même que Cicéron, qui disait vouloir employer sa solitude et son détachement des affaires publiques pour obtenir par ses écrits une vie immortelle.

Ton savoir n’est-il rien dès qu’il laisse ignorer.
Aux autres que tu sais?
(Perse [60], I, 23-24)

30. Il semble raisonnable, puisqu’on parle de se retirer du monde, de regarder au-delà de lui. Mais ceux dont je viens de parler ne le font qu’à demi. Ils prennent bien soin de leurs affaires pour quand ils n’y seront plus; mais par une ridicule contradiction, ils prétendent récolter les fruits de leur dessein dans un monde dont ils seront absents! L’idée de ceux qui, par dévotion, recherchent la solitude, remplissant leur cœur de la certitude des promesses divines dans l’autre vie, est plus cohérente. Ils se donnent Dieu comme but, lui dont la bonté et la puissance sont infinies. L’âme peut trouver en lui de quoi rassasier ses désirs en toute liberté. Les douleurs et les peines leur profitent, puisqu’elles servent à obtenir une santé9 et une félicité éternelles; et la mort vient à point, puisqu’elle marque le passage à un état aussi parfait. La rigueur de leurs règles est vite atténuée par l’accoutumance, et les appétits charnels, rebutés et endormis par leur dénégation, car rien ne les entretient tant que leur usage et leur pratique. Ce seul but, celui d’une autre vie heureuse dans l’immortalité, mérite vraiment que nous abandonnions les avantages et les agréments de la nôtre. Et celui qui peut embraser son âme de cette foi et de cette espérance si vives, réellement et constamment, se construit, dans la solitude, une vie voluptueuse et délicieuse, bien au-delà de toute autre vie possible.

31. En fin de compte, ni le but fixé par Pline, ni le moyen qu’il indique ne me contentent: c’est remplacer la fièvre par la fébrilité! Écrire des livres est un travail aussi pénible que les autres. Et aussi mauvais pour la santé, ce dont il faut surtout tenir compte. Il ne faut pas non plus se laisser prendre au plaisir qu’on y prend, car c’est ce plaisir-là qui cause la perte de celui qui s’occupe trop de sa maison, de l’avaricieux, du voluptueux et de l’ambitieux. Les sages nous apprennent pourtant à nous garder de la trahison que nous causent nos appétits, et à discerner les plaisirs vrais et entiers des plaisirs mêlés et frelatés de peine; car la plupart des plaisirs, disent-ils, nous titillent et nous embrassent pour mieux nous étrangler, comme faisaient les brigands que les ´ Egyptiens appelaient «Philistes». Si le mal de tête nous venait avant l’ivresse, nous nous garderions de trop boire! Mais la volupté, pour nous tromper, vient d’abord, et nous cache la suite. Les livres sont agréables, mais si à cause de leur fréquentation nous finissons par en perdre la gaieté et la santé, qui sont nos biens les plus précieux, quittons-les: je suis de ceux qui pensent que leur bénéfice ne peut compenser cette perte.

32. De même que ceux qui se sentent affaiblis depuis longtemps par quelque indisposition finissent par se soumettre à la médecine, qui leur prescrit certaines règles de vie à respecter, de même celui qui se retire, dégoûté qu’il est de la vie en société, doit se soumettre aux lois de la raison, et préparer en y réfléchissant à l’avance la façon d’ordonner cette nouvelle existence. Il doit avoir pris congé de toute espèce de peine, quelle que soit son apparence, et d’une façon générale, fuir toutes les passions qui nuisent à la tranquillité du corps et de l’âme, puis choisir son chemin selon son caractère.

Un us quisque sua noverit ire via (Properce [69], II, 25.)

33. Aux affaires domestiques, à l’étude, à la chasse, comme à tout autre exercice, il faut s’adonner jusqu’à l’extrême limite du plaisir, et se garder de s’engager plus avant, là où la souffrance commence à poindre. Il ne faut accorder à sa besogne que ce qui est nécessaire pour se tenir en bon état15, et se préserver des inconvénients que recèle, à l’extrême inverse, l’oisiveté molle et assoupie. Il y a des sciences stériles et difficiles, qui la plupart du temps sont destinées à la foule; il faut les laisser à ceux qui ont des fonctions dans la société. Pour moi, je n’aime que les livres plaisants ou faciles, qui me chatouillent agréablement, ou ceux qui me consolent et m’aident à régler ma vie et ma mort.

En silence je vais dans des forêts salubres,
Occupé de ce dont s’occupe un sage, un honnête homme.
Properce [69], II, 25.

34. Les gens sages dont l’âme est forte et vigoureuse peuvent se forger un repos tout spirituel; moi dont l’âme est commune, je dois me soutenir par des agréments corporels, et l’âge m’ayant maintenant dérobé ceux qui me convenaient le mieux, j’éduque et aiguise mon appétit pour ceux qui demeurent le mieux adapté à mon état. Il faut nous battre bec et ongles pour conserver les plaisirs de la vie que les années nous enlèvent des mains, les uns après les autres.

Cueillons les plaisirs: ce qu’on vit est à nous;
Nous ne serons un jour que cendre, ombre et fable.
(Perse [60], V, 151-2.)

35. Et quant au but que Pline et Cicéron nous proposent, la gloire, cela ne fait pas mon compte; la disposition d’esprit la plus contraire à une vie retirée, c’est l’ambition. La gloire et le repos sont des choses qui ne peuvent loger sous le même toit. Et à ce que je vois, ces gens-là n’ont que les bras et les jambes hors de la société: leur âme et leur intention y demeurent plus engagées que jamais.
Vieux radoteur, vis-tu seulement pour distraire les oreilles des autres?
(Perse [60], I, 19. )

36. Ils n’ont fait que reculer pour mieux sauter, et faire une percée plus vive dans le gros de la troupe en prenant plus d’élan. Voulez-vous voir comment ils visent un brin trop court? Mettons dans la balance l’avis de deux philosophes, de deux écoles très différentes, et écrivant, l’un à Idoménée, l’autre à Lucilius, qui sont leurs amis, pour les inciter à abandonner les affaires de la société et se retirer dans la solitude: « Vous avez vécu jusqu’à présent, disent-ils, en nageant et flottant; venez maintenant mourir au port. Vous avez consacré l’essentiel de votre vie à la lumière, accordez le reste à l’obscurité. Il est impossible de quitter vos occupations si vous n’en abandonnez le fruit. Et pour cela, abandonnez le souci de votre renommée et de votre gloire. Il est à craindre que la lueur de vos actions passées ne vous éclaire que trop, et vous suive jusque dans votre tanière. Quittez avec les autres plaisirs celui qui vous vient de l’approbation d’autrui; et quant à votre savoir et votre compétence, ne vous inquiétez pas, ils ne perdront pas leur valeur si vous en tirez plus pour vous-même.

37. « Souvenez-vous de celui à qui on demandait pourquoi il se donnait tant de mal dans un art qui ne pouvait guère séduire beaucoup de gens: “ il me suffit de peu, répondit-il, un seul amateur me suffit, et même aucun ”. Il disait vrai: un ami et vous-même, vous faites un théâtre bien suffisant l’un pour l’autre, et même vous seul pour vous-même. Que le public vous soit comme un seul et un seul comme le public; c’est une mauvaise ambition que de vouloir tirer gloire de son détachement des affaires du monde et de la cachette qu’on s’est choisie. Il faut faire comme les animaux, qui effacent leurs traces à la porte de leur tanière. Ce qu’il vous faut rechercher, ce n’est plus de savoir comment le monde parle de vous, mais comment vous parler à vous-même. Retirez-vous en vous-même, mais préparez-vous d’abord à vous y accueillir: ce serait folie de vous fier à vous-même si vous ne savez pas vous gouverner.

38. « On peut faire des erreurs dans la solitude comme dans la société. Jusqu’à ce que vous n’osiez broncher devant vous-même, jusqu’à ce que vous ayez honte et respect de vous-même, emplissez votre esprit d’images vertueuses, représentez-vous toujours Caton, Phocion et Aristide, en présence desquels même les fous cacheraient leurs fautes, et faites-en les contrôleurs de toutes vos intentions: si elles se détraquent, le respect que vous avez envers eux les remettra sur la bonne voie; ils vous y maintiendront, et vous aideront à vous contenter de vous-même, à n’emprunter rien qu’à vous, à tenir fermement votre âme dans des réflexions mesurées où elle puisse se plaire, et connaissant le véritable bien, dont on jouit à mesure qu’on le découvre, s’en contenter, sans désirer prolonger sa vie ni son nom. » Voilà le conseil de la philosophie naturelle et véritable, non ceux d’une philosophie ostentatoire et bavarde, comme celle de Pline [Le Jeune] et de Cicéron.

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